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La tristesse et compter jusqu’à dix

août 23, 2013

lit

Chère Mini Fée,

Je n’ose pas toujours nettoyer ton visage, ni tes pieds salis par le sable, je ne veux pas t’entendre protester, avant que tu ne t’endormes, je veux juste entendre ton rire et ton envie de faire des câlins à ton lapin en peluche. Depuis deux matins, ton lapin en peluche est taché par du jus de bleuets et de pommes grenades et tu ne le supportes pas. Tu m’aides à faire passer tes mains dans un pyjama, tu me parles des rideaux gris que mamie a posé, tu demandes mes seins et tu les prends, celui au lait au chocolat t’est réservé, tu laisses l’autre à ton petit frère.

Ton papa s’est endormi un moment à côté de moi, après avoir regardé un film sur la guerre en Algérie, il me dit maintenant de t’écrire qu’il est amoureux de toi.

Quand tu prends mes seins, tu veux parfois que je te caresse le dos, et d’autres fois, tu retires mes mains, tu m’obliges à me détendre et c’est toi, c’est toi qui caresse mes poignets. Tu me parles, entre deux tétées, tu comptes, tu es fière de savoir compter, un peu, deux-quatre-six-sept, le chiffre deux est ton chiffre préféré, tu veux deux sucettes au citron, deux autos, deux crayons feutre.

L’autre soir, je ne me souviens plus à quelle heure, je t’ai donné mes seins, j’ai chanté une chanson, puis je t’ai couchée dans ton lit. Tu ne voulais pas, tu m’as demandé d’une petite voix à boire encore, et je t’ai donné mes seins, encore, mais j’étais fatiguée et je t’ai dit que c’était la dernière fois, qu’après tu devrais dormir. Tu répétais dodo. Je suis sortie de la chambre, en te disant je t’aime. Tu répétais je t’aime. Je répétais je t’aime, jusqu’à ce que je sente un sanglot retenu dans un de tes je t’aime. Je me suis arrêtée, j’ai écouté, ta petite voix, du chagrin étouffé. Je suis entrée dans ta chambre, tu répétais je t’aime, encore avec un sanglot presque caché, comme une demande que tu n’osais plus faire, et je m’en suis voulue. Tu restais couchée, triste, et tu l’as dit, tu as dit triste, et ma chérie, tu n’as pas deux ans, tu n’as pas deux ans, et j’aurais tellement voulu te préserver de la tristesse, pas des écorchures, pas des chutes sur le trottoir ou au parc, juste de la tristesse, et je n’ai pas réussi. Tu étais triste, comme le poisson gris, dans un de tes livres préférés.

Aujourd’hui je t’ai obligée à enfiler des chaussettes avant de mettre tes bottes de pluie et nous avons sauté gaiement dans les flaques d’eau, comme si c’était la première fois pour moi, et c’était la première fois, en quelque sorte, parce que c’était la première fois avec toi, avec ton rire, avec tes mains qui voulaient se pencher et ramasser les cailloux dans l’eau sale devant le buffet Casa Corfu. J’ai acheté des sushis et nous les avons mangés et je t’ai laissée prendre autant de sauce soya que tu le voulais et après nous sommes allés tous les trois, ton petit frère, toi, et moi, sur le lit, dans mon lit, et nous avons réduit en miettes des dizaines de mouchoirs, c’était la tempête, dans mon lit, sur notre île, et tu n’étais pas triste.

Je t’aime. Je m’en veux parfois de te montrer une maman qui n’est pas la maman que je souhaiterais être pour toi.